Collaborative fact-checking of : Débat avec Jean-Marc Jancovici : le nucléaire pour sauver le climat ?

Salut, bienvenue sur Mediapart. La COP28 à Dubaï se termine. Au cœur de ce sommet organisé sous l'égide de l'ONU, sommet climat, beaucoup de questions sur les énergies fossiles et la façon de les remplacer. L'énergie nucléaire est-elle la solution ? Discussions et débats avec le très médiatique, très influent expert du climat et de l'énergie, Jean-Marc Jancovici, membre du Haut Conseil pour le climat. Vous êtes sur « À l'air libre », l'émission d'actualité et de débats de Mediapart. Donc, la COP28 à Dubaï, elle se termine. C'est la COP des paradoxes, comme nous l'avons dit sur Mediapart, écrit sur Mediapart et aussi dit dans cette émission. La sortie des énergies fossiles - le pétrole, le gaz, le charbon - y est bien sûr évoquée, et en même temps, la COP est présidée par le patron de la plus grande compagnie pétrolière émiratie. On dénombre à Dubaï plus de 2450 lobbyistes des énergies fossiles. C'est du jamais vu dans l'histoire des COP. À Dubaï, la France et d'autres pays ont proposé une solution : le nucléaire pour sortir des énergies fossiles. Alors, est-ce que c'est la bonne réponse ? Est-ce que c'est une fausse piste ? Est-ce que, même, c'est une erreur magistrale ? Avec moi, aujourd'hui, Jade Lindgaard, - journaliste à Mediapart, salut. - Salut. Tu es spécialiste en écologie, évidemment, mais particulièrement du nucléaire. Tu documentes sur Mediapart depuis des années les dégâts de cette énergie vantée comme « renouvelable ». Et puis un invité qu'on remercie d'être là. Jean-Marc Jancovici, vous êtes fondateur du cabinet de conseil Carbone 4. - Cofondateur. - Cofondateur, voilà. Professeur associé à Mines ParisTech, fondateur et président du Shift Project, membre, je l'ai dit, du Haut Conseil pour le climat. Alors, vous êtes connu, vous êtes écouté, vous êtes suivi, vous êtes parfois adulé, vous êtes parfois critiqué. Vous êtes, je pense qu'on peut le dire comme ça, un militant de la décarbonation. Une décarbonation dont vous pensez qu'elle doit passer en partie par le nucléaire, et vous êtes de longue date un militant de la décarbonation. Cette décarbonation, et c'est l'argument que vous développez dans une bande dessinée, « Le monde sans fin », coécrite avec Christophe Blain, qui a été un très grand succès d'édition en 2022, bande dessinée dont l'argumentaire a pu être contesté. On y reviendra peut-être dans cette émission. Un mot sur la COP en général - ce qu'on appelle, nous, « la COP des lobbyistes, la COP du pétrole » -, qui se termine. Vous en pensez quoi ? Vous y croyez, vous, aux COP ? La COP, il y a une petite méprise pour les gens qui n'ont jamais vu d'un peu près ce que c'est qu'une COP. Une COP, c'est une espèce de kermesse. - Vous dites une réunion de copro. - Oui, alors, c'est intermédiaire entre une kermesse et une réunion de copropriété, sur la partie officielle. Les délégués des États qui viennent, ça ressemble à une réunion de copropriétaires, sans syndic et avec un système de vote qui est « on vote tout à l'unanimité », une répartition des charges qui se fait au prorata des surfaces, mais le vote qui se fait avec « un appartement, une voix ». Et pas d'ordre du jour. On doit se mettre d'accord à l'unanimité sur un programme de travaux où chacun dit : « Voilà ce que j'aimerais faire. » Voilà, ça, c'est la partie négociations. Et puis, en marge de la négociation, vous avez une espèce de grande kermesse. Qui participe à cette kermesse ? Historiquement, des ONG. Par exemple, dans l'enceinte d'une COP, il y a tous les stands de toutes les ONG qu'on veut, qui vont de la défense des Indiens, de la défense des genres... Il y a des tas de trucs qui ont rien à voir avec le climat. - C'est un endroit d'expression. - Oui, oui, absolument. C'est une kermesse. C'est un grand truc, chacun a son stand. Vous avez aussi des intérêts économiques qui sont là, qui participent à la kermesse. Donc moi, je me rappelle très bien, à Poznan, en 2008, il y avait Shell qui avait sorti ses scénarios énergétiques. Alors, ils avaient toute une pile de documents sur un stand, qui n'était pas dans l'enceinte de la COP, qui était juste à l'extérieur, mais peu importe. Il y a la presse, évidemment. Beaucoup. Les deux que j'ai faites, il y avait des milliers de journalistes. Je sais combien il y en avait à Dubaï, là. Donc, c'est une espèce de grande kermesse, et une personne qui est présente à l'intérieur ne peut pas comprendre, ne peut pas appréhender tout ce qui se passe à l'intérieur. Cette année, il n'y avait pas loin de 100 000 personnes. On ne peut pas représenter les interactions de 100 000 personnes en un article. Donc, il y a des trucs absolument dans tous les sens. Est-ce que c'est utile, alors ? C'est utile parce que ça permet de parler du sujet, parce que ça permet de confronter là où en sont les pays, mais c'est pas là que les choses se passent. Dit autrement, les choses qui se décident vraiment, elles se décident au sein des États, au sein des constructions supranationales, comme l'Europe, au sein des secteurs économiques, au sein des entreprises, au sein des collectivités locales. C'est là que les choses se passent, et en fait, à la COP, on entérine ce qui se passe déjà. Ce n'est pas un endroit où on va faire des avancées. Et paradoxalement, la seule COP où il y a eu quelque chose qui ressemble quand même un peu à une avancée, c'était Copenhague, parce que cette année-là, il y a eu une espèce de hold-up du G20 sur les Nations Unies, le processus onusien n'a pas du tout été respecté. Dans la nuit du jeudi au vendredi de la deuxième semaine, il y a des chefs d'États qui, voyant que ça n'avançait pas, se sont réunis dans une salle : « Alors, sur quoi on se met d'accord ? » Et là, ça a avancé. Il y a quand même eu l'Accord de Paris en 2015. Mais qui n'a fait qu'entériner. Quand on relit l'Accord de Paris, tout ce qui était dans l'Accord de Copenhague est dans l'Accord de Paris. Il n'y a rien de plus, dans l'Accord de Paris, que la légalisation onusienne de ce qu'il y avait dans l'Accord de Copenhague. Et l'adhésion d'États, ce qui était quand même... Oui, mais ce que je veux dire, c'est que sur le fond... Le jeu de quilles a été chamboulé à Copenhague... S'il n'y avait pas eu Copenhague, il y aurait pas eu Paris. C'est ça qui est intéressant à savoir. On reviendra au nucléaire après et aux autres énergies, mais est-ce que sortir du pétrole, en sortir un peu, en sortir rapidement, en sortir progressivement, en sortir à terme, est-ce que ça peut sortir des COP ? - C'est-à-dire... - Non. Ça ne sortira pas des COP, car le pétrole a fait le XXe siècle. En fait, le pétrole, c'est le XXe siècle. Je suis habillé avec du pétrole. Ça, c'est du pétrole. Je parle dans du pétrole. Je suis venu ici avec du pétrole. Je suis venu à vélo, mais les pneus du vélo, c'est du pétrole. J'ai roulé sur du bitume, qui était du pétrole. Ce que je vais manger ce soir sera partiellement issu de la mondialisation, parce que fertilisé avec des engrais... Le pétrole est absolument partout dans nos vies, aujourd'hui. On se rend pas compte. Donc, en fait, sortir du pétrole, c'est pas retourner au XIXe siècle, mais il y a quelque chose de ça. Je dis bien « ça n'est pas », mais il y a. Il faut bien comprendre, le pétrole, c'est le XXe siècle. Le pétrole, c'est le temps libre. Le temps travaillé a été divisé par deux en France entre 1900 et 2000. Le pétrole, c'est l'urbanisation, c'est la tertiarisation... Tout ça, c'est les énergies fossiles, c'est les retraites, c'est les études longues. La productivité du travail qui a été permise par les machines a permis toutes ces avancées sociales. Donc dire « je vais garder tout ça, je vais garder les retraites bien payées, les études longues, la tertiarisation, etc., et je vais me débarrasser de ce qui a physiquement, historiquement, permis ça », c'est un défi absolument titanesque. - Donc, ce n'est pas... - Face auquel nous sommes, là. Donc, ce n'est pas dans les COP que ça va se décider. Dans les COP, ça va éventuellement s'entériner. Et encore une fois, comme je le dis, la COP, c'est la cour de récré, c'est la kermesse dans laquelle les gens se confrontent, se comparent, on voit où on sont les copains, etc., et c'est un endroit où il y a beaucoup de journalistes pour en parler. Et je pense qu'on aurait dû les faire l'été dans l'hémisphère nord puisque comme les gros émetteurs sont dans l'hémisphère nord et que l'hiver, il fait froid, moi, je suis sûr que si on avait mis ça en plein cagnard l'été, ça aurait avancé plus vite. La COP, il y a eu... Pour en venir au fond du sujet, notre émission qui est le nucléaire, justement sur cette possibilité de sortir du pétrole, et comment, il y a eu une annonce surprise à cette COP, ou en tout cas qui avait été un peu annoncée avant. Parmi pas mal d'annonces, il y a eu une annonce : multiplier par trois les capacités de nucléaire dans le monde d'ici 2050. 22 pays, dont les États-Unis, qui est émetteur massif, évidemment, d'énergies fossiles, la France, les Émirats arabes unis, donc les organisateurs de la COP, et puis plein d'autres pays, notamment européens, vont tripler les capacités de l'énergie nucléaire dans le monde d'ici à 2050 par rapport à 2020, c'est-à-dire qu'on est aujourd'hui à 9 %, à peu près, de la production mondiale d'électricité par le nucléaire en 2022. Et ce serait donc de tripler cette capacité-là. L'objectif, c'est bien sûr de réduire les énergies fossiles. L'annonce, elle a été faite par John Kerry, puis il y a le Japon, la Corée du Sud, le Royaume-Uni... Et Emmanuel Macron, évidemment, l'a défendue. Tripler les capacités de nucléaire d'ici 2050, en quoi ça peut aider à lutter contre la crise climatique ? Alors, ça dépend si on fait ça en plus du reste ou à la place du reste. Historiquement, en fait, ni le nucléaire ni les nouvelles énergies renouvelables, éolien et solaire, n'ont remplacé les fossiles. Les deux se sont rajoutés à des consommations fossiles croissantes. Il y a eu des pays où, localement, ça a remplacé. Par exemple, en France, la génération électrique, avant les chocs pétroliers, était faite pour partie avec du pétrole et le programme nucléaire a remplacé une partie de cette génération électrique. En France, il y a vraiment eu une substitution. Si je regarde macroscopiquement, à l'échelle mondiale, ce n'est pas le cas, le nucléaire s'est développé... Les énergies se sont développées les unes sur les autres, c'est ça qui est paradoxal. L'hydroélectricité s'est aussi développée en plus du gaz, du pétrole et du charbon qui augmentaient... Enfin, tout, ce qui est un peu perturbant. Et alors, donc, la question, maintenant, c'est si on dit qu'on va tripler l'énergie nucléaire, en tant que tel, est-ce une garantie qu'on va faire moins de fossile ? La réponse est non. Donc en fait, la vraie déclaration aurait dû être : « On va tripler, et on s'engage derrière à virer tant de charbon, tant de gaz. » Le pétrole, il n'y en a plus, dans la production électrique. Ça, ça aurait été un argument j'ai envie de dire « inattaquable climatiquement ». Le simple fait de dire « on va tripler », on peut espérer que ça va remplacer pour partie du charbon et du gaz, mais on ne peut que l'espérer, voilà. Après, si on regarde d'un peu plus près, vraisemblablement que sur le gaz, la production, pour des raisons géologiques, devrait passer par un maximum avant 2050. Pour le moment, les dates qui circulent dans les milieux que je fréquente un peu, c'est 2030, plus ou moins 10 ans, on va dire. Ce qui veut dire que... Mais ce n'est pas par volonté climatique, c'est juste parce qu'il faut des dizaines de millions d'années pour faire du gaz. Une fois qu'il y en a plus dans le sous-sol, il y en a plus. Euh... Mais... Voilà, donc, pour que l'engagement ait vraiment force, j'ai envie de dire, climatique, il aurait fallu le compléter. Après, on remarque que ça ne fait également qu'entériner des orientations qui existent déjà. La France a déjà pris la décision d'augmenter ses capacités nucléaires. - Jade va vous interroger là-dessus. - Les Pays-Bas, qui font partie des signataires, ont déjà pris la décision, la Grande-Bretagne a déjà pris la décision, la Chine a déjà pris la décision et les Émirats arabes unis ont déjà pris la décision aussi, puisqu'ils ont déjà une centrale nucléaire, donc en fait... Alors, bon, il y a quelques pays qui n'ont pas de réacteurs sur leur sol qui font également partie des signataires, mais globalement, l'essentiel des signataires enfin, des gens qui ont pris cet engagement, comme pour le climat, ils entérinent, quelque part, - quelque chose qui existe déjà. - Jade. Alors, vous faites partie des personnes qui considèrent que le nucléaire fait partie de la solution pour réduire les gaz à effet de serre, suffisamment pour limiter le changement climatique, le réchauffement. Si on écoute ce que vous faites, les scientifiques du climat, ils nous donnent comme limite temporelle 2025 en disant : « Idéalement, il faudrait que les émissions de gaz à effet de serre connaissent un pic d'émissions en 2025, donc ça veut dire commencent à baisser à partir de 2026... » - Maintenant. - C'est-à-dire maintenant. « Si on veut limiter la hausse des températures à 1,5 degré, qui est un des objectifs qui figuraient dans l'Accord de Paris de 2015 », donc on a un temps d'action qui est extrêmement limité, c'est-à-dire qu'il faut agir tout de suite, urgemment. Or, développer de nouvelles capacités nucléaires, ça prend du temps et si on reprend l'exemple de la France, que vous donniez l'annonce de la relance de ce programme nucléaire, nouveaux EPR, au plus tôt du plus tôt, c'est pour dans 10 ans, ces nouveaux réacteurs. Si on compare ces deux temporalités, « agir tout de suite » et « disponibles dans 10 ans », en fait, à quoi ça sert de mettre de l'argent et de développer des capacités de production d'électricité qui seront prêtes après la bataille ? Alors, il y a beaucoup de questions dans la question. On va déplier. Il y a beaucoup de questions dans la question. D'abord, mon soutien historique à l'énergie nucléaire, il doit se mettre avec une virgule, c'est : « Virgule si on ne veut pas que ce qu'on a coutume d'appeler le pouvoir d'achat s'effondre de trop. » Moi, je n'ai aucun problème avec le fait de ne faire que de l'éolien, que du solaire, plus de fossile, plus de nucléaire, mais il faut bien comprendre que la contrepartie, c'est un pouvoir d'achat qui diminuera beaucoup plus vite parce que ça limitera beaucoup plus fortement la capacité de... La quantité de machines qu'on pourra mettre au travail et aujourd'hui... Voilà, donc c'est... Il y a quelque part une préoccupation sociale dans ce que je raconte. Même si, aujourd'hui, ça coûte de moins en moins cher - de produire de l'électricité ? - Il faut pas rajouter une question. Je vais déjà essayer de répondre à la question. Je vais déjà essayer de répondre aux questions posées, on reviendra à la question de l'argent après. Donc la temporalité, « agir tout de suite » et « prêts dans 10 ans ». Il faut bien voir qu'avec le nucléaire, ce qui est compliqué, c'est de faire une centrale. Par contre, faire fonctionner un réseau avec du nucléaire, c'est très simple. Avec des éoliennes et du solaire, c'est l'exact inverse, c'est-à-dire faire un panneau ou faire une éolienne, c'est simple, faire un réseau complet avec ça, c'est très compliqué. Du reste, personne n'y arrive pour le moment. - Un réseau d'électricité ? - Oui, puisque l'Allemagne, aujourd'hui, par exemple, juste pour donner un exemple, l'Allemagne avait 100 gigawatts... Un réacteur nucléaire, sa puissance, c'est à peu près 1 gigawatt, d'accord ? L'Allemagne avait 100 gigawatts de puissance pilotable électrique en 2002, c'est-à-dire si j'ajoute ce qu'il y avait en charbon, en gaz, en nucléaire, en hydroélectricité... Elle a des centrales où je tourne le bouton et j'en ai plus, en gros, je n'ai pas besoin qu'il y ait du soleil ou du vent. Il y avait 100 gigawatts. En 2022, il y avait toujours 100 gigawatts de puissance pilotable auxquels ils ont rajouté à peu près 150 gigawatts d'éolien et de solaire et ils ont été obligés de garder la puissance pilotable tout simplement parce qu'ils ont besoin d'un backup. Typiquement, en ce moment, si vous avez regardé par exemple ce qui se passe en Allemagne depuis quelques jours, c'est l'hiver, il n'y a pas beaucoup de soleil et on est en conditions anticycloniques, c'est pour ça qu'il fait froid, donc il n'y a pas beaucoup de vent, et donc, le facteur d'émissions de l'électricité allemande, ces derniers jours, était quasiment aussi élevé que celui de la Pologne tout simplement parce qu'à ce moment-là... On sait pas stocker des grandes quantités d'électricité en intersaisonnier. On sait le faire dans la journée, il n'y a pas de problème, avec des batteries, j'ai le soleil la journée, j'allume mon frigo la nuit, ça, ça ne pose pas de problème. Par contre, j'ai plein de soleil en juillet et je veux consommer cette électricité en novembre, ça, c'est très compliqué. Aujourd'hui, personne ne sait faire ça à large échelle, donc ce qui est compliqué avec les renouvelables, c'est de faire fonctionner un système complet grâce à ça et la bonne question, c'est « Si je veux un système complet, est-ce que j'irai plus rapidement avec du nucléaire ou est-ce que j'irai plus rapidement avec des renouvelables ? » Je parle bien d'un système complet. C'est ça, la difficulté. Alors, après, évidemment, on peut avoir des nuances de gris. Par exemple, tant qu'on garde les centrales à gaz et à charbon européennes, rajouter des éoliennes et des panneaux solaires, ça permet de moins s'en servir et donc, ça fait baisser les émissions. Ça, c'est toujours bon à prendre, mais ça ne permet pas de viser un système totalement débarrassé du gaz et du charbon. Pour ça, on a besoin de supprimer totalement les capacités pilotables que, pour le moment on a en backup, et de les remplacer par autre chose. Encore une fois, je le dis : pour le moment, il y a des scénarios qui disent « On peut peut-être y arriver ». Il n'y a pas de démonstration par les faits. En fait, les mêmes qui font les scénarios le lundi vous disent le mardi : « Achtung, il y a quatre conditions pour que ça fonctionne et on n'est pas du tout sûrs d'y arriver. » OK, mais ça ne répond pas... Ça ne répond pas à la question du délai : agir maintenant versus des centrales prêtes dans 10 à 12 ans. Ce que je suis en train de répondre, c'est que ce même argument se retrouve pour la production décarbonée à base de solaire et d'éolien. C'est le même argument à terme, c'est-à-dire que, si ça met 10 ans de construire la première centrale, puis qu'on sait en construire une tous les quatre ans, parce qu'on a vraiment la trouille et qu'on se dépêche... Il faut regarder le plan complet. Construire un réacteur, on s'en fout. - Ça n'a aucun intérêt. - Là, il y en a 14. C'est ou on en construit 50 ou on s'amuse avec un, mais je veux dire... Bon. Si on regarde le système complet, d'abord, il y a un premier truc qu'on peut faire : prolonger les réacteurs existants. Ça, ça donne du temps, quoi qu'on fasse derrière, qu'on fasse des éoliennes, des réacteurs, etc. De toute façon, ça donne du temps et c'est techniquement faisable. Alors, ça ne sera pas faisable statistiquement. Sur les 50 réacteurs qu'il y a, il y en a bien un ou deux qu'on va devoir arrêter avant 60 ans, ou trois ou quatre, j'en sais rien, mais il y en a un certain nombre, probablement la grosse majorité, qu'on va être capables de faire fonctionner à 60 ans et un certain nombre qu'on pourra faire fonctionner encore plus loin. Il faut savoir que, un réacteur, le mode de fonctionnement, c'est que, tous les 10 ans, l'ASN passe chez vous et vous dit : « Je regarde. À quoi ça ressemble, votre truc ? OK, je vous signe ou je ne vous signe pas pour 10 ans de plus, ou je signe - en général, c'est ce qu'ils font - à condition que vous me changiez ceci, ceci, ceci, ceci et cela. » C'est en général comme ça que ça marche. Oui, mais on les a déjà, - ces réacteurs-là. - On les a déjà, mais ce que je veux dire, c'est qu'on peut les garder. Il y a 10 ans, on n'envisageait pas de les garder aussi longtemps. Voilà. C'est juste ça, mon propos. Pour ce qu'on va faire derrière, en fait, le vrai sujet, ce n'est pas ce qui va se passer dans les 10 ans qui viennent, mais c'est ce qui va se passer entre 2050 et 2100. C'est ça, la vraie question. Si on veut un système durable, on ne l'arrête pas en 2050. On ne va pas vous dire : « Moi, j'ai un plan pour 2050. » En 2050, vous serez encore vivants. Moi, c'est pas sûr, mais vous, oui. « Et puis, en 2051, je vous dis pas ce qu'on fait, je vous dis pas si on sera capables... » Évidemment qu'on doit regarder plus loin. Pour vous, le nucléaire, ça permet de voir plus loin ? Mais tout. Pour l'éolien et le solaire, c'est pareil. Aujourd'hui, pour faire un système, un réseau électrique avec de l'éolien et du solaire, vous avez besoin de fer, vous avez besoin de cuivre, vous avez besoin d'or, vous avez besoin d'argent, vous avez besoin d'étain, etc. Rien de tout ça ne se trouve en France, aujourd'hui, donc réfléchir à 50 ans, ça demande de postuler sur ce qu'il restera de la mondialisation, à ce moment-là. Est-ce qu'on aura toujours la facilité à importer en grandes quantités ? Aujourd'hui, ces exercices ne sont pas faits. C'est juste ça que je voudrais dire. On a une fausse impression de scénario facile d'un côté et risqué de l'autre, alors que, moi, ce que je dis simplement, c'est : tous les paris qu'on va pouvoir faire pour l'avenir comportent des risques. Tous, absolument tous. C'est difficile et compliqué, dans un débat public, de faire de l'arbitrage de risques. Les gens ne sont pas habitués à ça. Il faut bien expliquer. C'est long. C'est technique. Voilà. En fait, malheureusement, on arrive à une époque où tout ce qu'on va pouvoir faire, c'est de l'arbitrage de risques. Est-ce qu'il n'y a pas un risque, pour le coup... Il y a plein de risques. - Un de plus. - Cette fois-ci, un risque peut-être politique ou social, Jean-Marc Jancovici, avec ce que vous décrivez. C'est-à-dire, en gros, on garde les réacteurs nucléaires qui peuvent être prolongés peut-être jusqu'à 60 ans et on laisse arriver ces nouveaux réacteurs, tout en ayant ces renouvelables, et puis, on voit à quel moment on arrive... Jusqu'à quand on arrive à piloter tout cela, de façon à ce que ça puisse tenir la production d'électricité nécessaire. OK, mais est-ce qu'il n'y a pas un risque, en gardant ce système, en fait ? En gros, de garder à peu près ce qui est déjà en place, alors que, en fait, si on écoute le GIEC, mais aussi l'Agence internationale de l'énergie, les experts, toutes les intelligences qui réfléchissent aujourd'hui aux enjeux de la transition énergétique et de la crise climatique, qui disent qu'il faut quand même changer énormément de choses... Vous-même, vous parlez parfois d'une révolution qu'il faut faire. Est-ce qu'il n'y a pas un risque d'envoyer un message contre-intuitif, contradictoire ? « Il faut tout changer, mais on peut garder ce qu'on a déjà. » Est-ce que, là, on n'a pas un message qui est un message trompeur pour notre société, de lui laisser penser qu'on peut continuer comme avant ? Alors, ça, on l'a dans tous les domaines. Il faut des bâtiments plus performants, mais on ne va pas tout casser et reconstruire. On va garder pour une large part ceux qu'on a déjà. Juste, on va les améliorer. Il faut circuler à vélo, mais on va pas changer les routes. On va les garder, mais tant qu'on les garde, on pourrait être tenté de circuler en voiture. Ce problème-là, on l'a avec toutes les infrastructures qu'on a bâties jusqu'à maintenant et dans lesquelles on va avoir besoin de faire du tri, c'est-à-dire, certaines, peut-être les abandonner, d'autres, profondément les modifier, d'autres, les garder à peu près en l'état, mais pas s'en servir de la même manière. C'est clair qu'on a cette question à se poser dans énormément de domaines. Est-ce que ce n'est pas finalement la force de la décision allemande, qui a été si décriée en France ? La décision de sortie du nucléaire en 2011, l'Energiewende. Est-ce que ça n'a pas été la grande force de cette décision que de marquer une rupture historique, sociale, énergétique... - Il n'y a eu aucune rupture. - ...et de dire à une société « On avait une source de production d'énergie, on la laisse tomber, on passe à une autre époque » ? Est-ce que ce n'est pas ce qui manque en France - pour mettre en action la société ? - D'après les chiffres, l'Energiewende n'a rien changé à la trajectoire de consommation d'énergie en Allemagne, strictement rien. Ça n'a strictement rien changé à... Je réponds. J'ai regardé les chiffres. Ça n'a rien changé à la trajectoire de consommation électrique, absolument rien. Les Allemands continuent à avoir d'énormes bagnoles et à être contre les limitations de vitesse sur les autoroutes. Ils continuent à avoir de l'industrie lourde, dont ils font la promotion autant qu'ils peuvent. Enfin, je veux dire que ça n'a strictement rien changé à la mentalité allemande, absolument rien. La seule chose que ça a changé, c'est qu'ils ont émis plus que ce qu'ils auraient émis en abandonnant le charbon et en gardant le nucléaire. Je continue à dire que cette décision était une erreur. Je persiste et signe. Les Allemands ont fait une erreur. Je finis. En plus, ils nous empoisonnent. Les centrales à charbon, ça fait des particules fines. Ces particules fines contribuent à tuer quelques milliers de personnes par an en Europe. La décision allemande n'a aucune vertu. Ils ont quand même beaucoup, beaucoup d'énergies renouvelables qui se sont développées. C'est un changement. Ils auraient pu les mettre en plus du nucléaire. Ils auraient pu sortir du charbon et développer leurs EnR. Jean-Marc Jancovici, l'ADEME, RTE, et puis, beaucoup d'experts - dont Jade a parlé - dans le monde, y compris des gens qui ont lu votre BD et qui y répondent, d'une certaine façon, disent qu'on peut faire 100 % d'EnR, à condition, au contraire de vous... 100 % d'énergies renouvelables, à condition d'agir sur la demande, réduire la conso, réduire les pointes sur l'offre, développer le stockage de l'électricité, s'adapter à la particularité des territoires et à ses irrégularités, dont vous parliez pour le vent ou le soleil. On vous dit : « C'est possible. » La réponse qui vous est faite, souvent, c'est de dire : « C'est possible. » Alors, les gens qui disent que c'est possible confondent un scénario et une démonstration. Un scénario, c'est une histoire qui est aussi vraisemblable que les hypothèses que vous avez prises en entrée, mais ce n'est pas parce que vous faites un scénario... Je peux faire un scénario dans lequel je rajeunis de 20 ans. Ça me pose aucun problème. C'est aussi irréaliste que ça ? Alors, je vais vous dire quelles sont les conditions qui ne sont pas bouclées dans les scénarios qu'on regarde. D'abord, les scénarios qu'on regarde ne bouclent pas sur la matière. Ils ne disent pas... L'Agence internationale de l'énergie, la même qui disait « Je vais faire, frisou les moustaches, quasiment totalement des EnR », vous dit : « Non, on n'est pas sûrs d'avoir assez de nickel, de cuivre, de lithium pour suivre les scénarios. » Dans le dernier World Energy Outlook, il y a un très beau graphique qui a été sorti, dans lequel ils vous disent : « Voilà la demande en nickel, en cuivre et en lithium qu'on devrait avoir en 2030. » Enfin, la quantité qu'il faudrait fournir pour suivre le scénario NZE, donc Net Zero. « Et voilà où on en sera en mettant bout à bout les mines actuellement en fonctionnement et celles en développement. » Partout, c'est en dessous de 15 à 20 %. Là, on ne parle que de 2030. L'Agence internationale de l'énergie vous dit... Il faut savoir que, dans leur scénario NZE, ils ont une quantité de CO2 capturé et séquestré, par capture et séquestration, qui est juste hallucinante. C'est-à-dire qu'ils envisagent, en 2050, 8 à 10 milliards de tonnes de CO2 capturées et séquestrées par an. Il faut savoir que l'industrie pétrolière, aujourd'hui, extrait 4 milliards de tonnes de pétrole par an, donc il faudrait plus que doubler l'infrastructure du secteur oil and gas, plus que la doubler, alors que c'est un secteur qui a 150 ans. Il faudrait plus que la doubler en 25 ans pour remettre sous terre un produit qui n'a aucune valeur commerciale. Ce truc est totalement délirant. Voilà un exemple de truc totalement délirant. RTE et l'ADEME font leurs scénarios - juste pour le dire - sur 100 % renouvelables. Eux ne reposent pas sur une telle quantité de séquestration. Ils ont commencé eux-mêmes à allumer les warnings. Après vous avoir dit « Voilà éventuellement ce que ça voudrait dire », ils ont sorti une variante dans laquelle... Il faut savoir que, dans RTE et dans l'ADEME, vous avez... Comment dire ? Un truc qui, pour moi, est totalement invraisemblable. C'est que vous avez l'énergie disponible qui baisse considérablement et le PIB qui augmente significativement. Or, il se trouve que, dans ma vision du monde à moi, - ces deux trucs sont incompatibles. - Vous ne croyez pas au découplage, comme on dit, entre PIB... - Mondialement, on ne l'observe pas. - ...et émissions de CO2 ? Depuis que je regarde ça au niveau mondial, on a une corrélation quasi linéaire entre PIB et énergie, parce que c'est les machines qui bossent. Ça, ça a été fait par une machine. Ça, par une machine, etc. Tout ça a été fait par des machines. Donc, non, je n'y crois pas. En fait, il faut voir que ces scénarios empilent. Et donc, ils postulent, en gros, en hypothèses exogènes, qu'on va avoir de plus en plus de moyens, avec de moins en moins d'énergie, ce à quoi je ne crois pas. Et ils terminent en disant : « Vous voyez, on a de plus en plus de moyens. On a les moyens de faire ça. » OK, mais comme je considère que l'hypothèse de départ est pas vraisemblable, je ne souscris pas au résultat. Donc, pas 100 % d'énergies renouvelables. Vous êtes sur ce discours-là. Je vais quand même insister sur un point : j'ai toujours dit que le nucléaire, ça ferait 5 % du chemin. - J'ai jamais dit autre chose. - D'accord. D'accord ? Le 95 % du chemin, ça va être des efforts absolument massifs de sobriété et ça va être repenser l'articulation ville-campagne, avoir une structure de métiers totalement différente, avoir une consommation matérielle qui va baisser. Enfin, c'est ça, 95 % du chantier. - On refera une discussion. - Pourquoi 5 % ? Pourquoi s'accrocher à ça, si ça ne fait que 5 % du chemin ? Si vous l'avez pas, l'effort sur le reste, - il est doublé ou triplé. - C'est un parachute ventral ? Oui, l'effort sur le reste, il est doublé ou triplé. C'est ce qui permet... Je vais prendre un autre parallèle, qui vaut ce qu'il vaut. Imaginons que vous soyez poursuivie par la mafia et tout ce que vous avez à votre disposition, c'est une voiture où une des quatre roues ou le frein est en rade et les feux stop qui marchent plus. Vous montez ? Moi, je monte dedans, voilà. Donc, il faut bien comprendre que le rouleau compresseur qui est en train de nous arriver dessus, dû au changement climatique et à la déplétion des ressources d'une manière générale, et accessoirement à l'effondrement de la biodiversité, - c'est le danger majeur... - C'est la question. ...auquel il faut chercher à échapper en empilant toutes les marges de manœuvre qu'on a à notre disposition. Je pense que faire la fine bouche sur une, dans un contexte... Ça revient à dire : « On a le temps. Le monde confortable dans lequel on vit, en fait, il va encore être là pendant très longtemps. » Moi, je pense que c'est un débat. Alors, Jean-Marc Jancovici, le nucléaire, il amène avec lui un certain nombre de questions sur le nouveau nucléaire, les nouveaux réacteurs, comme les anciens. La France veut construire à Penly, Bugey ou Gravelines de nouveaux EPR. Aussi, ce qu'on appelle des SMR, des small modular reactors, qui vont être mis en place aussi. Le premier problème, évidemment, celui qui parle aussi beaucoup à l'opinion publique et depuis longtemps, et qui fait qu'il y a beaucoup de mobilisation depuis des décennies contre le nucléaire, c'est la question du futur, du futur très lointain, des déchets. Évidemment, plus on fait tourner des centrales, plus on va gérer des déchets. Est-ce que vous pensez aux déchets, d'une certaine façon, dans ce scénario du nucléaire ? Qu'est-ce qu'on fait de ces déchets-là ? Des déchets, il se trouve que malheureusement, on en fait partout et tout le temps. Chaque Français génère en moyenne, au travers de ses achats, donc les achats qui ont été fabriqués par l'industrie, à peu près une centaine de kilos de déchets industriels dangereux tous les ans. Tous les ans, un Français ordinaire, parce qu'on achète des canapés, des tables, des chaises, des couteaux, des Magimix et qu'est-ce que je sais, on génère une centaine de kilos. Est-ce que c'est exactement le même type de déchets ? Parfois, certains sont aussi dangereux, presque, que des déchets nucléaires. En l'occurrence, c'est phytosanitaire. J'y reviendrai juste après. Je peux vous le dire tout de suite, les phytosanitaires sont quasiment aussi dangereux que les déchets nucléaires. Les pesticides. - Oui, les pesticides. - En langage commun. Oui, c'est-à-dire qu'il y a des pesticides, la même quantité en milligrammes de déchets nucléaires ou de phytosanitaires vous tue. Les pesticides, on en met des dizaines de milliers de tonnes dans la nature chaque année. Justement, on essaie de les retirer. On n'essaie pas d'en rajouter. OK, mais c'est juste pour dire... Les déchets nucléaires, on en fait quelques centaines de tonnes par an, les très emmerdants. Et du reste, aujourd'hui on les stocke en surface, ce qui est pas satisfaisant. Il vaut mieux les mettre dans un trou, où ils nous enquiquineront plus. Le stockage géologique est quelque chose qui me semble pas dangereux. Il faut bien voir que, par exemple, le pétrole, qui est un truc liquide et sous pression, donc ça diffuse quand même plus facilement qu'un truc qui est solide, c'est capable de rester pendant des dizaines de millions d'années dans une roche dans laquelle c'est emprisonné. Le stockage géologique, si on va chercher au bon endroit, c'est quand même un truc qui... On aura d'autres problèmes avant... La deuxième chose qu'il faut savoir, c'est que les déchets nucléaires les plus dangereux, en fait, ils sont pas dangereux au même niveau pendant 100 000 ans. - Ça décroît. - Oui, la radioactivité décroît. Les déchets nucléaires ont cette particularité, à la différence des déchets chimiques, où la toxicité ne décroît pas au cours du temps, que leur dangerosité décroît au cours du temps. Donc en fait... Parfois, c'est sur 10 000 ans, quand même. Le césium 135, je crois que c'est 2 millions d'années pour perdre la moitié de sa réactivité. Ça nous emmène sur un scénario assez lointain. Alors, plus la demi-vie du produit est longue et moins il est actif, moins il est dangereux, moins il rayonne. C'est simple : s'il rayonne beaucoup, ça va pas durer. - Donc on peut gérer, c'est ça ? - C'est ça. Enfin, en tout cas, ça se gère plus facilement. Je vais le dire autrement. Les problèmes environnementaux, je les mets dans deux catégories. Il y a ceux qu'on va être capables de léguer à nos enfants dans des conditions où eux-mêmes pourront les gérer. Et il y a ceux qu'on leur lègue, dans des conditions où ils ne sont pas capables de les gérer. Le changement climatique, je le mets dans la 2e catégorie. Aujourd'hui, on est en train de leur léguer un problème qu'ils ne vont pas être capables de gérer. Les déchets nucléaires, même dans un monde très perturbé, ils vont être capables de les gérer. Voilà, c'est la grosse différence. Je disais, les déchets industriels dangereux : 100 kg par personne et par an. Les déchets nucléaires de haute activité, c'est l'équivalent d'une pièce de monnaie par personne et par an. On est sur des ordres de grandeur qui sont beaucoup plus petits, donc c'est des franches saloperies, mais... On accepte le risque. On peut le gérer. On n'a pas besoin d'un milliard de décharges pour gérer ça. On a besoin d'une décharge, bien organisée. S'il y a un problème sur cette petite quantité, - c'est extrêmement problématique. - Non, parce qu'une fois que cette quantité est à 400 m sous terre, c'est pas problématique. C'est moins problématique que les particules fines des centrales à charbon. Si on garde cet exemple des déchets, donc le trou, comme vous disiez, il s'appelle Cigéo. C'est un projet qui est en cours de préparation à Bure, dans l'est de la France. Le plan, aujourd'hui, c'est que pendant 100 ans, à peu près, on ait les déchets qui sont aujourd'hui stockés à La Hague, dans le Cotentin, en Normandie, pendant 100 ans. Donc, ces déchets, au fur et à mesure qu'ils se refroidissent, soient conduits en trains spécialisés, protégés, jusqu'à Cigéo, donc il y a 100 ans d'exploitation avant de tout refermer et d'espérer que ça ne fuite pas. Mais vous ne trouvez pas que ces transports de déchets pendant aussi longtemps représentent un risque ? Risque d'accidents, risque d'attaques. On est quand même en situation d'attaques terroristes. Il n'y a pas une vulnérabilité, là, particulièrement sensible ? Comme pour tout. Justement, est-ce que c'est pas plus sensible que d'autres ? Je veux dire, un accident, pardon, monsieur, je vous laisse répondre, mais un accident de train transportant des colis nucléaires - irradiés, potentiellement... - C'est prévu pour. C'est prévu pour, mais un accident est toujours possible et peut avoir des conséquences de pollution qui peuvent être gravissimes. C'est pas quelque chose qui est très gênant. Encore une fois, quand on compare les risques, il faut comparer des faits. Quand on regarde la hiérarchie des risques qu'on court aujourd'hui, le risque le plus important que courent les Français, je me demande si c'est pas monter et descendre les escaliers, quelques milliers de morts par an. - Enfin, voilà. Fumer... - C'est quoi, le rapport ? Pardon, mais c'est quoi, le rapport ? Pardon, Jean-Marc Jancovici, quel est le rapport entre tomber dans l'escalier et être exposé à un risque ? On n'y est pas exposés, justement. - Les déchets... - Quand on fume ou qu'on boit, - on le choisit. - Les déchets sont dans des conteneurs, qui sont résistants aux chocs. Si le train se renverse, le train se renverse et les conteneurs résistants aux chocs se retrouvent - dans le wagon renversé. - Ou pas. - Ils résistent ou pas. - Bien sûr que si. Bien sûr, on fait des scénarios et on imagine, on a des hypothèses, mais est-ce que vous aussi vous faites pas des scénarios et des hypothèses ? Est-ce qu'il faut garder les barrages ? Les barrages ? - Les barrages hydrauliques ? - Oui. Est-ce qu'il faut les garder ? Ils ont l'utilité de produire de l'énergie décarbonée. Est-ce qu'il faut les garder ? Parce que si le barrage de Vouglans rompt... Il y a des risques. Il y a de milliers de morts à Lyon. Si le barrage de la Grande Dixence, en Suisse, pète, il y a 20 000 morts à Sion. Comme en Ukraine, si un barrage est attaqué... Est-ce qu'on garde les barrages ? Si l'armée russe tire sur la centrale nucléaire de Zaporijia ? Vous voyez, ça marche dans les deux sens. Répondez : est-ce qu'on garde les barrages ? - Il y a des risques ? - C'est la même question. Il y a des risques avec les barrages. Tous les jours, il y a des gens qui meurent en voiture. - On garde les voitures ? - Vous, ce que vous dites, c'est qu'on attribue trop de risques ? Ce que je dis, c'est que tout ce qu'on fait, est un arbitrage risques/bénéfices. Tout. Absolument tout. Et donc, je ne comprends pas pourquoi en ce qui concerne le nucléaire, on n'accepte pas de rentrer dans ce raisonnement risques/bénéfices. Donc, on regarde les bénéfices, on regarde les risques. Pour les barrages, on considère que l'arbitrage risques/bénéfices fait qu'on garde les barrages, alors que l'installation de production électrique qui a fait le plus de morts en Europe, de très loin, c'est le barrage du Vajont, quand une vague de crue a zigouillé 2500 personnes en Italie, au début des années 60. Voilà, ce que je dis juste, c'est que je vois pas pourquoi le nucléaire ferait exception à cette analyse risques/bénéfices et que si on veut regarder les risques du nucléaire de près, c'est quelque chose qui est très technique et très compliqué, parce que pour reprendre l'exemple des déchets nucléaires, à votre avis, quelle est la part des Français... la proportion des Français qui sont capables de citer deux éléments qu'on trouve dans les déchets nucléaires ? Dans les produits de fission. Non, et alors ? Alors, ça veut dire qu'on parle de quelque chose que les gens ne sont pas capables de définir. Quand un truc est très mal défini et très mystérieux, - on a toujours plus peur. - Beaucoup de gens ont raconté la dangerosité extrême de ces déchets-là. - Donc... - Oui, mais alors ? Et alors ? Il y a beaucoup de gens... OK. Si on garde le raisonnement du risque, parce qu'effectivement, c'est une vraie manière de raisonner, quel est l'avantage ? Quel est le risque ? On fait un arbitrage, comme vous dites depuis tout à l'heure. OK, vous faites un point sur les dangers des barrages en cas d'accident, comparés au danger... Il y a plein d'autres trucs. Si on fait une autre comparaison, qui est en fait, au fond, celle qui se pose à nous aujourd'hui, qui est : entre un réacteur nucléaire et un parc éolien, - qu'il soit en mer ou sur terre... - Justement. - Un réacteur nucléaire. - C'est là que je dis... - On n'a pas d'alternative. - ...et un parc photovoltaïque, là, c'est différent, quand même, parce qu'un accident d'éolienne, imaginons un mât qui tombe, ça doit pouvoir être imaginé, ça doit être possible, aurait bien moins de conséquences dramatiques qu'un accident de réacteur. Pourquoi ça marcherait pas en faveur des EnR dans cette comparaison-là ? Oui et non. Pour la biodiversité, il vaut beaucoup mieux le nucléaire, parce que ça occupe beaucoup moins de surface, ça demande moins de métaux, donc moins de mines. Ne me regardez pas avec cet air-là. Les biologistes le disent. Vous dites des trucs, franchement, qui peuvent des fois nous décoiffer. « Même quand il y a un accident nucléaire, en fait, c'est pas si grave. » Je reste à la comparaison. On reviendra aux accidents après. - J'en reste à la comparaison. - Avec les énergies renouvelables. - En termes de risques. - Je dis deux choses. En ce qui concerne la biodiversité, le nucléaire est beaucoup mieux que les EnR. Si ! - Je vous assure. - Le réchauffement des rivières et des fleuves est causé par les centrales nucléaires, - attentatoires à la biodiversité. - Pas beaucoup. On a fait des comptages de poissons, justement, liés au petit surplus de réchauffement qu'il y a eu et les comptages montrent que les poissons, l'abondance ne change pas. Je vous assure, il faut lire ce genre de trucs et en ce qui concerne... J'ai d'autres études, mais allez-y. On vous écoute, Jean-Marc. Et en ce qui concerne la biodiversité, pareil, ça a été documenté. Les biologistes vous disent : « Le nucléaire, c'est mieux, parce que ça demande... En gros, il faut 10 fois plus de métal, 10 à 50 fois plus de métal, ça dépend du métal, pour exploiter une énergie diffuse, comme le vent ou le soleil, que pour exploiter une énergie très concentrée comme le nucléaire. » Par kilowattheure, il faut 10 à 50 fois plus. Il faut 1000 fois plus d'espace, 1000 fois plus d'espace pour faire de l'électricité avec du solaire qu'avec du nucléaire. - Pour la même puissance. - La même quantité d'électricité produite dans l'année. 1000 fois plus d'espace. C'est bien pour ça qu'on commence à voir aujourd'hui des problèmes avec des gens qui disent : « J'en veux pas chez moi », parce qu'il faut multiplier les installations partout. Si on en a quelques-unes, vous avez quelques opposants locaux. Si vous en avez 1000 fois plus, ou des centaines de fois plus, vous allez avoir des centaines de fois plus le débat. Donc pour la biodiversité, j'insiste, le nucléaire, c'est mieux. Et donc, non, on ne peut pas dire que... - Quand vous regardez... - Et le risque d'accident, - vous pouvez le reconnaître. - Quand vous regardez les risques pour la santé humaine... - C'est quand même plus grave. - Non. Quand vous regardez les risques pour la santé humaine, et que vous allez voir les articles... Qui est légitime pour documenter les risques sur la santé humaine ? - Les médecins. - Les médecins du travail. Les médecins, les épidémiologistes. Pas les médecins du travail. Parlons des catastrophes. Les épidémiologistes, qui font les études de cohortes, eh bien, ces gens-là vous disent : « Accidents compris, accidents compris, l'énergie nucléaire est la plus sûre des énergies, à parité avec l'éolien. » Voilà, c'est ça qu'ils vous disent. Et de toute façon, je reviens à ma question des accidents nucléaires, vous dites, ça, c'est dans un article de gens qui ont vu votre BD et qui, du coup, dans Alternatives Économiques, je crois, non, sur Reporterre, écrivent : « Jancovici, une imposture écologique. » Les mots sont quand même assez durs. - Bon, mais il cite... - Qui n'engagent qu'Hervé Kempf. Je ne parle pas de l'article en général, ni du titre, je parle de ce qu'il dit. Une citation de vous : « Fukushima, ça a été surtout un problème médiatique majeur, mais pas un désastre sanitaire ou environnemental majeur, du point de vue des écosystèmes et c'est pas du tout de l'ironie. Un accident de centrale est une excellente nouvelle, car ça crée instantanément une réserve naturelle parfaite. » - C'est de l'ironie. - Non, c'est une réalité. Si vous demandez aux biologistes... Il y a eu un congrès de biologistes sur les conséquences de la zone interdite de Tchernobyl. Ils disent : « Ça a été une bénédiction pour la biodiversité. » Un accident nucléaire est problématique. Évidemment, c'est problématique. Évidemment que c'est problématique. Je dis juste que c'est un paradoxe de voir que Tchernobyl a créé instantanément une réserve naturelle, où sont revenus les loutres, les castors, les chevaux de Przewalski. Ça a réintroduit des chevaux de Przewalski. OK, mais la question du risque ? La question du risque pour les individus, elle est que... Alors Tchernobyl, c'était très particulier, parce que c'est un accident qui n'est techniquement pas possible avec l'essentiel des réacteurs qu'il y a dans le monde. C'est un autre modèle de réacteur. C'est un modèle qui comporte du graphite. Le graphite, c'est du carbone, c'est comme les mines de crayon. Ça brûle dans le cœur. En fait, ce qui a fait la gravité de l'accident à Tchernobyl, c'est que les Russes avaient un concept de réacteur pas autorisé en France, dont le cœur comportait du graphite. C'est l'incendie de ce graphite qui a propulsé un panache... Il y a eu d'autres accidents nucléaires - dans d'autres pays... - Qui ont été sans conséquences - pour la santé humaine. - Fukushima, il y a quand même... Fukushima, il y a eu une évacuation. - 10 ans après... - L'évacuation a des conséquences, les rayonnements ionisants non. Alors, vous savez très bien que cette affirmation est contredite par de nombreuses personnes. Mais de nombreuses personnes, - ça dépend qui. - Je voulais le signaler. Par ailleurs... Là, on parlait des impacts. Je ne vais pas vous refaire le débat que j'ai fait sur France Culture, mais la question de savoir qui est légitime pour contredire quoi, c'est ça, le sujet. C'est tout à fait un sujet, que nous n'avons pas nécessairement le temps d'aborder maintenant. Non mais moi, j'avais envie... On a le temps de l'aborder maintenant, parce que le fond de l'affaire, c'est : qui est légitime pour parler de quoi ? Qui est légitime pour parler de quoi ? OK. Moi, j'avais quand même envie de signaler la question de la santé des travailleurs du nucléaire, puisque là, on parle de l'exposition aux doses en situation d'accident qui sont, même s'ils sont dramatiques, quand même très rares dans l'histoire du XXe siècle. En revanche, la situation des travailleurs du nucléaire et de leur exposition à un environnement de travail radioactif, lui, il est routinier. Il est même quotidien pour tout un paquet de personnes et il expose ces personnes à des risques sanitaires. De ce point de vue, ce n'est pas Mediapart qui le dit... Je vais encore vous contredire, c'est pas grave. Il n'y a aucun problème, on est là pour discuter. Mais c'est pas Mediapart qui dit que, c'est une étude qui est sortie l'été dernier dans le British Medical Journal et qui est fort intéressante parce que c'est une étude, justement, sur une grande cohorte de travailleurs, donc quand même 310 000 travailleurs de l'industrie du nucléaire en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, et qui rehausse leur évaluation du risque de mourir d'un cancer quand on est un travailleur du nucléaire. Donc, la question est, sachant cela, sachant cela, est-ce que c'est un risque acceptable ? Est-ce que la société française, par exemple, doit se résoudre à ça et accepter que, parmi elle, certains travailleurs prennent un risque que d'autres ne prennent pas au nom du fait de produire de l'électricité décarbonée ? J'ai pas vu cette étude, donc je peux pas la commenter. Voilà. Tout ce que je peux vous dire, c'est que... Hors cette étude, que je n'ai pas lue, ce que je sais, c'est que les salariés d'EDF étant extrêmement bien suivis - sur le plan médical... - Oui. Ils sont globalement en meilleure santé - que la moyenne de la population. - Mais pas les sous-traitants. C'est tout le problème de ce qui s'est passé à EDF et qui est montré par la sociologie du travail. Je peux finir ? Oui parce que vous savez bien... Vous répondez sur les personnes qui ne sont pas les plus exposées. Je vous dis ce que je sais. C'est les sous-traitants, c'est les sous-traitants qui prennent le plus de doses au sein des centrales nucléaires. Je ne sais pas. - Pour ça, il faudrait... - Il y a des travaux sociologiques. Non, ce n'est pas un travail sociologique. Il y a des travaux sociologiques sur ce sujet. Un travail sociologique ne permet pas de savoir si les gens prennent des doses. C'est un travail de dosimétrie. - C'est sociologique de savoir... - Non. Une dose, ça se mesure - avec un dosimètre. - Tout à fait. Ça veut dire qu'il faut qu'on mesure les doses reçues par les gens sous-traitants et qu'il y ait un tiers indépendant qui voie les doses reçues par les sous-traitants... C'est documenté sur Mediapart. La sociologie, c'est : qui prend la dose ? C'est pas sur la dose, c'est : qui la prend, entre les travailleurs EDF et les sous-traitants ? Je le fais à chaque fois, je vais suivre un examen médical. Vous ne travaillez pas tous les jours dans une centrale nucléaire. Ça veut dire qu'on doit parler chiffres, c'est ce que je disais. Je ne vais pas commenter cette étude parce que je l'ai pas vue, je sais pas ce qu'il y a dedans. Je dis juste que, en ce qui concerne les chiffres, on ne peut pas affirmer que les sous-traitants en prennent plus que les travailleurs d'EDF si on n'a pas accès aux dosimètres des sous-traitants, comme on ne peut pas dire qu'ils ont plus souvent la fièvre si on n'a pas accès à leurs thermomètres. Il faut y avoir accès. Personnellement, moi, je n'ai pas accès aux dosimètres des sous-traitants, et donc je n'ai pas plus de commentaires à faire là-dessus. La seule chose que je peux dire, c'est que, et de très loin, le salarié le plus irradié de France n'est pas un travailleur du nucléaire, c'est Thomas Pesquet, - parce qu'à chaque fois qu'il va... - Lui, pour le coup, - il est bien suivi médicalement. - Oui mais à chaque fois qu'il va dans la Station Spatiale Internationale, il se prend 200 millisieverts en 6 mois, c'est-à-dire 20 fois, 10 fois, pardon, la dose maximale annuelle pour un travailleur du nucléaire. Il est probablement plus suivi que les travailleurs du nucléaire médical. Il est suivi, et il y a une autre cohorte qui prend également des rayonnements de façon chronique tout le temps, c'est le personnel navigant aérien. Il nous reste, on va dire, une quinzaine de minutes. On va parler de l'aspect de gestion de ce système nucléaire. On a eu, récemment, une loi de relance nucléaire dont on ne peut pas dire vraiment qu'elle a été mise en débat dans la société. Il y a eu l'accélération du nucléaire qui a même été votée, finalement, avant la fin du débat public sur le programme du nouveau nucléaire. Il y a une conduite de la politique nucléaire en France qui, on peut dire, est probablement partagée entre un petit nombre de gens. L'Élysée réunit régulièrement un conseil de politique nucléaire qui se réunit dans une certaine opacité, il faut bien le dire. Est-ce que c'est une bonne façon de conduire cette politique-là, cette opacité, ou est-ce que vous dites qu'elle est nécessaire vu la hauteur des enjeux ? Ou est-ce qu'on pourrait faire différemment ? Elle est universelle. Enfin, je veux dire, toute réunion de travail à l'intérieur d'une entreprise est opaque. Il n'y a pas un journaliste présent dans toute réunion de travail dans une entreprise. Oui mais un pays, c'est pas une entreprise. OK. Il n'y a pas un journaliste présent dans toute réunion ministérielle. Enfin, je veux dire, donc, est-ce que c'est opaque parce que, à chaque fois, tout se fait pas dans un aquarium, avec les gens qui écoutent tout ? Je ne suis pas sûr qu'on puisse gérer facilement un pays ou une entreprise, ou whatever, - avec tout le monde. - On peut partager ses choix auprès de la population, on peut... Oui, alors... C'est normalement fait avec un certain... Avec des élections, un parlement. En ce qui concerne la loi d'accélération sur le nucléaire, il y a eu, au même moment, une loi d'accélération sur les renouvelables dans laquelle, comme pour le nucléaire, on a dit : « Il y a un certain nombre de procédures qui s'appliquent normalement aux installations, il y a un certain nombre de procédures, de débats préalables. » Là, on dit : « Hop, on va faire sans parce qu'il faut qu'on accélère. » Donc, ce n'est pas propre au nucléaire, cette histoire-là. En fait, de tout temps... Je ne dis pas que c'est nécessairement une bonne chose. Ce n'est pas propre au nucléaire. Les gens expropriés pour construire des autoroutes, c'était pas propre au nucléaire. Donc, la question, pour moi, elle est plus dans : est-ce que, sur le fond, l'objet lui-même est intéressant ou pas ? C'est ça, le premier niveau du débat. Après il y a un deuxième niveau du débat qui est : si l'objet n'est pas intéressant, en fait, il n'y a pas lieu de l'accélérer, et si l'objet est intéressant, il faut voir comment, est-ce que les modalités d'accélération ou comment, est-ce qu'on les considère légitimes ou pas ? Voilà, c'est ça, le sujet. Mais quand on voit que la loi, enfin, pardon, mais que la loi d'accélération du nucléaire est votée pendant qu'a encore lieu le débat public sur la création de nouveaux réacteurs nucléaires, au point que la Commission nationale du débat public... Pendant qu'a lieu le débat de la CNDP. Oui. Pourquoi... Sur le débat public, il faut qu'on se mette d'accord. Débat public au sens Commission nationale du débat public. Au point que cette commission a dû arrêter ses travaux et protester vis-à-vis d'Emmanuel Macron en disant : « Attendez, à quoi ça sert qu'on se décarcasse à organiser un débat public alors que vous décidez avant qu'on ait rendu notre avis ? » Est-ce qu'il n'y a pas - un hiatus démocratique ? - En termes de calendrier, je dois dire que ce n'était pas fin d'avoir fait ça, c'est évident. Ou bien vous dites : « On est dans l'urgence, donc je ne fais même pas de débat à la CNDP », parce que si, un jour, on doit déclarer la guerre, je ne suis pas sûr qu'on fera un débat à la CNDP... - Là, c'était pas le cas. - Oui mais ce que je veux dire, c'est que, quand il y a une vraie urgence ou un sentiment d'urgence partagé par tout le monde, à ce moment, il y a un certain nombre de procédures, on passe outre. Si on a le temps de faire les procédures, on attend qu'elles aillent - à leur terme. - Quand on décide de fusionner les deux instances de sûreté nucléaire sans même demander aux personnes directement concernées si c'est une bonne idée, les consulter sur à quoi ça pourrait servir, là, je parle de la fusion de l'ASN, l'Autorité de la sûreté nucléaire, et de l'IRSN, est-ce que c'est une bonne manière, démocratique et mature de fonctionner ? J'ai malheureusement pas grand-chose à dire sur ce dossier-là parce que je l'ai pas regardé en détail, donc... D'accord. Jade, tu voulais poser une question, je crois, plus sur l'aspect politique. Sur l'aspect démocratique... Parce que voilà, ça fait des décennies, en fait, que les critiques du nucléaire disent : « On n'a jamais de moment de consultation », et au final, la société française ne s'est jamais prononcée sur : être favorable ou défavorable au nucléaire. Finalement, c'est une question qui se pose à une société. Est-ce que vous, vous considérez, encore une fois, que pour vous, c'est une petite partie mais une partie aujourd'hui importante, stratégique, des moments de transition énergétique ? Est-ce que vous, vous seriez favorable à ce qu'il y ait aujourd'hui une consultation sur : « Faut-il, oui ou non, garder le nucléaire ? », compte tenu de tous ces enjeux sanitaires mais aussi économiques liés à cette décision-là ? Ce genre de consultations, ça existe en ce moment tous les deux mois, ça s'appelle un sondage. Est-ce que c'est la même chose, un sondage et une consultation démocratique ? J'ai beaucoup de mal à savoir ce qu'est une consultation démocratique. - C'est quoi ? - Un référendum, par exemple. Alors, les référendums, dans notre pays, je considère, et ça, ce n'est pas propre au nucléaire, que c'est des exercices casse-gueule, parce que les rouspéteurs que nous sommes, on a tendance à répondre autant à la personne qui pose la question qu'à la question elle-même. C'est difficile, dans notre pays. On serait chez les Suisses, je ne vous dirais pas ça. Parce que c'est routinier. Ça participe de la culture du pays. Puis, chez les Suisses, il y a eu des référendums sur le nucléaire et qui, à 10 ans d'intervalle, ont donné des résultats opposés. Chez les Suédois, c'est exactement pareil. Donc est-ce qu'un référendum sur le nucléaire, c'est la fin de l'histoire pour toujours, avec un grand moment démocratique ? Je ne suis pas sûr, parce que les circonstances changent. Est-ce qu'il y a un mode parfait de consultation de la population sur un sujet précis ? Je ne suis pas sûr, malheureusement, quel que soit le sujet. Le débat, il vit avec la presse, avec les... Même si c'est un exercice imparfait, et très imparfait, du reste, avec les sondages, avec les essais, avec, enfin, voilà, je ne suis pas sûr, encore une fois, qu'il y ait un truc très particulier qu'il faille idéaliser. Il y a 20 ans, j'avais écrit dans un bouquin que, sur le changement climatique, il faudrait un référendum pour demander aux gens : « Est-ce qu'on continue notre mode de vie, et puis advienne que pourra, ou est-ce que vous êtes d'accord... ? » Bon, mais en fait, c'était une idée naïve... J'assume tout à fait d'avoir eu des idées naïves. Maintenant, j'en suis un peu revenu au sens où je pense qu'il n'y a pas, encore une fois, un truc parfait qui règle définitivement la question, et puis à côté, que des trucs qui ne vont pas. Je pense que malheureusement, la vie est plus compliquée que ça et qu'il y a un certain nombre de trucs pas parfaits - avec lesquels il faut composer. - Une dernière question. Pour comprendre un peu, justement, d'où vous parlez, quelle est votre vision du monde, au-delà de l'aspect expert des choses, puisqu'on parle ici d'avenir et de modèles en général, et vous avez dit que le nucléaire, c'était une petite partie et qu'il y avait des changements de société importants derrière, - pour creuser un peu, juste... - Je l'ai dit autrement. C'est paradoxalement la partie facile. Pour atteindre, justement, la question d'une révolution, puisque vous parlez de révolution par rapport à l'énergie, est-ce que c'est juste, finalement, en changeant le mix, en modifiant un peu quelques habitudes... D'autres disent : ça, le changement, le véritable changement, pour, justement essayer de tenir les clous des objectifs qu'on s'est fixés, 1,5 %-2 %, 2 degrés, mais peut-être pas beaucoup plus que ça, sinon, ça va être très difficilement vivable, ce serait d'interroger les fondements de notre modèle économique et d'interroger le capitalisme et le néolibéralisme tel qu'il est aujourd'hui. Est-ce que vous, vous dites : finalement, pourquoi pas, mais c'est pas la priorité, là ? Alors si, c'est un débat intéressant. Alors, je vais le complexifier un peu. La société occidentale est aujourd'hui très largement capitaliste et libérale, mais on a connu des expériences de systèmes un peu différents ou très différents, en Chine, où on a eu plutôt, au début, une espèce de capitalisme d'État qui n'a pas montré que c'était particulièrement plus doux pour l'environnement. On a eu également, en Union soviétique, quelque chose qui ressemblait à un capitalisme d'État et qui n'a pas non plus été spécialement plus doux pour l'environnement. Donc, je pense que malheureusement, le mal est plus profond, si je puis dire, que le système politique ou la construction politique du moment. C'est quoi ? C'est que l'humanité ne changera pas le modèle de surconsommation ? C'est qu'on a des pulsions animales, entre guillemets, qui nous poussent à faire des choses qu'on devrait pas faire. Par exemple, vous connaissez la fable de « La cigale et la fourmi ». La vertu, dans cette affaire, est du côté de l'accumulation, parce qu'on sait jamais, c'est la précaution. Il y a deux siècles, quand vous aviez réussi, vous étiez dodu parce que c'était l'héritage d'une époque où, pour passer l'hiver, c'était mieux d'avoir constitué un peu de gras en hiver parce que si jamais vous n'aviez pas à manger pendant deux jours, ça vous facilitait la vie. Donc en fait, on hérite, et notre code génétique n'a pas changé en 2 siècles, et même pas en 1000 ans, donc on hérite de réflexes et d'une constitution biologique, j'ai envie de dire, qui nous pousse gentiment... C'est heureusement pas la seule caractéristique que nous avons. On est aussi des animaux sociaux, on connaît la coopération, on connaît l'entraide, heureusement. Mais on a quand même une pulsion au toujours plus. C'est ça qui fait que, très étonnamment, quand vous gagnez le Smic, vous voulez gagner 2 fois le Smic, mais quand vous gagnez 1 million, vous voulez aussi gagner 2 millions. On changera pas, donc le système capitaliste est l'équation la plus probable ? Je pense qu'il y a des choses qu'on ne changera pas. Je pense qu'on ne changera pas l'envie d'avoir quelque chose à soi qui soit privé. Alors, entre la totalité de l'appareil productif et juste un bout d'appartement, il y a tout un tas de nuances de gris. La question est là où on met le curseur. Je suis ravi, moi pour ma part, que la production électrique, dans ce pays, soit gérée par l'État, je trouve ça très bien. Je trouve ça très bien, je trouve que ça a très bien marché jusqu'à maintenant, que le système ferroviaire soit géré par une entreprise publique, je trouve que ça marche plutôt bien. Voilà. Est-ce que j'ai fondamentalement envie que mon épicier soit pas propriétaire de son épicerie ou que... Je parle pas forcément de mode d'organisation de la société. Je vous parle de décroître collectivement... J'entends, mais parce que mon épicier est aussi un capitaliste. D'accord, il est propriétaire de son outil de production, il a une société commerciale. Donc pour moi, le vrai débat c'est un débat de curseur. Est-ce que, aujourd'hui on est allés trop loin dans le libéralisme ? À l'évidence, oui. Est-ce qu'aujourd'hui, le capitalisme est mieux régulé ? À l'évidence, non. Il y a tout un tas de trucs qu'il faut changer. Est-ce qu'il faut totalement supprimer l'idée même qu'il y a un bout de capitalisme dans un coin ? Je ne suis pas sûr. Voilà. On en est loin, de toute façon. Non mais voilà, c'est ça... Pour moi, il me semble encore le seul débat qui, par ailleurs, a une portée un peu pratique, c'est celui-là. Si on est dans une espèce de rêve romantique qui n'a pas de chances de se réaliser, en fait, on perd un peu son temps à essayer de le faire avancer. Vous n'êtes pas romantique. - Merci, Jean-Marc. - Dans certaines circonstances... Merci, Jean-Marc Jancovici, d'être venu sur le plateau de Mediapart. Merci à toi, Jade, pour ce débat intéressant, fouillé et posé. À très vite sur Mediapart.